Lorsque les bateaux de transport sont lacustres, en bois et à voile de surcroît, cela leur confère une élégance rare ! C’est le cas de la Neptune, une barque du Léman plus que centenaire, qui a chargé des tonnes de pierre. Une équipe de passionnés la fait naviguer, tout en gardant vivant le patrimoine des bateliers du lac. Nous avons été conviés à bord le temps d’une sortie d’équipage. Une superbe navigation et un grand moment partagé avec les bacounis, les gardiens des traditions de la batellerie genevoise !
Barque du Léman à voiles latines Neptune, classée monument historique flottant par l’arrêté du Conseil d’État du 29 novembre 1993, a été patiemment restaurée. Elle fait la fierté des Genevois. Pourtant, il ne s’agit pas seulement d’un magnifique bateau amarré à trois jets de pierre du fameux jet d’eau. C’est surtout un patrimoine vivant, tant les membres de la fondation chargée de sa préservation ont à cœur de le remettre en état à chaque fois que c’est nécessaire, mais aussi de naviguer à bord et de former des équipages aux techniques de la navigation d’époque. Ces matelots (ici, on parle de “bacounis”) seront à leur tour capables de transmettre leur savoir aux générations futures.
Durant la belle saison, la Neptune assure des sorties à la voile ou au moteur. En complément, et chaque lundi soir, les membres bénévoles de l’équipage se retrouvent à bord pour une navigation d’entraînement, suivie d’un pique-nique sur le lac. C’est à l’une de ces sorties, nimbée des merveilleuses lumières du lac, que nous avons eu le bonheur de participer.
L’atmosphère des quais genevois est à nulle autre pareille ! Au pied de belles façades, on trouve une petite plage, de longues promenades à l’ombre de grands arbres ainsi qu’une animation portuaire intense qui ne laisse jamais le regard en repos ! Avec ses antennes qui culminent à 27 m, la Neptune se repère de loin. Elle est amarrée arrière à quai, une posture qui souligne ses formes étonnantes. Elle est étroite à la flottaison, tandis que ses bordés très inclinés lui assurent à la fois une belle assise sur l’eau et une grande capacité de charge. Le plus étonnant est le marchepied, nommé “apousti”, qui déborde de part et d’autre de la coque et forme une sorte de galerie qui élance encore la silhouette du bateau. Patrick Zbinden, l’un des patrons titulaires, m’attend sur le pont fraîchement refait.
L’accueil est chaleureux et le tutoiement de rigueur. Nous descendons dans le poste d’équipage. Une grande table occupe toute la partie centrale. Elle est adossée aux épontilles, qui soutiennent les barrots de pont. Patrick me fait remarquer les chaînes qui relient les 2 bords du bateau et évitaient qu’ils ne s’écartent lors des chargements en pontée. Certains des maillons sont si étendus qu’on mesure volontiers leur utilité ! Un poêle à bois voisine avec la pompe de cale monumentale. La hauteur est mesurée, mais l’espace est bien dégagé. Une grande affiche reprend les plans du bateau avec la terminologie des pièces qui le constituent.
Un à un, les bacounis arrivent à bord. Les habitués s’occupent sans attendre de l’avitaillement ou de mettre un coup de propre sur le pont. On accueille aussi des nouveaux. Au nombre de cinq à six par an, ils viennent se former pour renforcer l’équipage, qui compte en moyenne 56 membres, dont un tiers de femmes. Après un rapide briefing, chacun vaque à sortir les voiles et à étendre les écoutes. C’est à peine si l’on entend les moteurs et déjà le bateau passe au pied du jet d’eau pour gagner le lac. Le temps est superbe et il y a du monde sur l’eau ! De nombreux hors-bord et voiliers ralentissent et viennent au ras du bateau saluer la grande dame d’un pouce levé. En équilibre sur le beaupré, un équipier endraille le foc. Il est supervisé par Pierre Fogliar. Longue barbe blanche, œil pétillant, ce Genevois affiche 13͵ transatlantiques à la voile. Il explique, rassure et assume avec un plaisir visible son rôle de passeur de savoir.
Le grand voilier et le trinquet montent aux antennes et leurs 120 m; de toile se gonflent au vent léger de cette fin de journée. Le bateau s’incline à peine en faisant cap sur le sommet enneigé du mont Blanc. La lumière déclinante dore la toile et joue sur la fibre des cordages. Les taquets d’un beau rouge vif tranchent sur le bleu des mâts. Tout est efficace, à sa place, et la Neptune trace sa route sur les eaux du lac comme elle le fait depuis 117 ans ! Les verres sortent, les victuailles aussi, et c’est à la nuit tombée que nous passons à nouveau entre les digues du port, cap sur les lumières de la ville. Soigneusement pliées, les voiles regagnent leurs coffres. Les amarres se tendent, et la Neptune retrouve son poste d’amarrage.
Le bateau a été construit en 1904 au chantier naval du Locum (Haute-Savoie), à une époque où l’on comptait une bonne centaine de barques sur le lac… Ces embarcations transportaient surtout des pierres en provenance des carrières de Meillerie (Haute-Savoie) et du gravier du Rhône, extrait dans le secteur du Bouveret (Suisse). La Neptune transportait alors jusqu’à 120 t en pontée. Les pierres, chargées à la brouette, servaient à la construction des quais et des bâtiments de Genève. Les barques assuraient généralement 3 rotations par semaine. La Neptune a été motorisée pour la 1re fois en 1925, et son exploitation s’est poursuivie jusqu’en 1968.
La généralisation des transports routiers et ferroviaires mais aussi l’arrivée du béton ont hâté la disparition de ce type de transport et la désaffection des barques du Léman. Délaissé, le bateau se dégrade et finit par couler dans le port. Il est remis à flot et racheté par l’Etat de Genève en 1971. Il est rénové une 1re fois, et sa gestion est confiée à la Fondation Neptune en 1976. À l’époque, le but premier était de permettre au bateau de naviguer de nouveau et quelques entorses aux règles de l’art ont été commises lors de sa remise en état. Les couples abîmés ont par exemple été remplacés par du lamellé-collé, et certains des matériaux employés s’avèreront peu durables. Ainsi, le pont refait en bois de mélèze en 1976 a dû être remplacé par un nouveau en iroko dès 1984.
Cette remise en état permet de maintenir le bateau à flot et d’assurer des sorties de groupe. Pourtant, en 2005, la Neptune n’en peut plus et c’est une véritable reconstruction qu’il faut envisager. C’est également l’occasion de gommer les erreurs du passé. La quille est remplacée ainsi que 90 % de la membrure. La principale gageure consiste à trouver du bois de qualité et correspondant aux besoins très spécifiques de la charpente navale. Il fallait de grandes longueurs (18 m K) pour les bordés et du ch²ne tors afin que les courbes (les côtes du squelette) puissent être débitées en respectant au mieux le fil du bois. Après s’être procuré le bois dans le Jura suisse, il restait à le scier. Or aucune entreprise suisse n’était équipée pour traiter de telles longueurs.
C’est en France, à quelques kilomètres de Genève, qu’une petite entreprise – la scierie Munier – n’a pas hésité à modifier son matériel pour assurer le travail. Le côté rocambolesque de l’histoire est venu de la douane suisse, qui avait vu sortir du pays des camions de troncs bruts et refusait de laisser du bois d’œuvre franchir la frontière en sens inverse. Il a fallu des jours de tracasseries ubuesques pour faire admettre aux fonctionnaires zélés qu’il s’agissait du même bois et que la différence notable de poids provenait du sciage, des chutes et du séchage, et non d’une importation frauduleuse de bois vers la Suisse !
Les charpentiers bretons appelés en renfort pensaient initialement reconstruire selon les méthodes traditionnelles, en assemblant les bois à l’aide de carvelles, des pointes forgées et galvanisées de section carrée. Or ces clous géants sont pratiquement impossibles à démonter. Pour permettre les inévitables réparations à venir, la fondation a insisté pour que les assemblages soient réalisés à l’aide de tire-fonds en acier inoxydable. Ces vis de grande taille, dont la tête est noyée dans une chapelle, ont coûté une fortune, mais elles permettront, en cas de besoin, de démonter sans difficulté les pièces qui seraient à remplacer.
Consciente qu’un bateau en bois présente une durée de vie limitée et que les générations futures auront encore à intervenir, la Fondation Neptune veille à ce qu’elles puissent le faire dans les meilleures conditions. La rénovation de 2005 a été une véritable reconstruction, et il ne reste des bois d’origine que 2 barrots de pont et une courbe ! En revanche, la qualité du travail est époustouflante ! Pas une trace d’humidité dans les fonds, qui sont par ailleurs maintenus dans un état de propreté parfait ! S’agissant d’un bateau de travail, l’échantillonnage est sérieux : les pièces du fond en bois de mélèze sont d’une épaisseur de 100 mm, 80 mm jusqu’au bouchain et 60 mm pour les bordés. Du solide !
En 2021, le pont en iroko faisait de l’eau et les fuites menaçaient le circuit électrique. Une nouvelle campagne de rénovation a été entreprise. Une structure construite au-dessus du bateau l’abrite le temps des travaux. L’intégralité de l’ancien pont a été déposée et remplacée. C’est une entreprise suisse qui a été chargée de ce chantier titanesque, sous la supervision technique de l’expert français Éric Lanson, un compagnon charpentier poitevin désormais à la tête du bureau d’études Kaldao. Le nouveau pont a été réalisé en doussié, un bois exotique aux excellentes qualités de durabilité. Il est constitué de 2 épaisseurs de 26 mm, posées à joints décalés, ce qui permet une excellente étanchéité. C’est d’autant plus nécessaire que le cordon de joint s’étend sur 1 800 mètres linéaires ! Sachant qu’une cartouche permet de réaliser quelque 2,5 m de joint, on mesure l’ampleur de la tâche ! Les charpentiers ont déployé tout leur savoir-faire et réalisé des assemblages parfaits. Ainsi remise à neuf, la Neptune a pu reprendre du service en juin 2021. Le bateau navigue sur le lac entre Pâques et la Toussaint. Il assure des sorties de 3 h.
Jusqu’à 35 ou 50 personnes (selon que l’on navigue respectivement à la voile ou au moteur) découvrent alors ce patrimoine flottant. La Fondation Neptune emploie 2 personnes à temps plein, qui assurent l’entretien, la navigation, la relation avec la clientèle, mais aussi et surtout la formation des équipages bénévoles À cette fin, un ouvrage intitulé “Neptune – Naviguer sur une ancienne barque du Léman” a été édité. Ce manuel de navigation à la magnifique iconographie d’époque et les efforts constants des membres de la fondation font que la Neptune est un exemple de ce que l’on peut réaliser pour conserver et faire vivre un bateau d’intérêt patrimonial. Du côté français de la frontière, nous avons également une barque à voiles latines, l’Espérance III, fraîchement remise à l’eau sur le lac d’Annecy. Les promoteurs de ce beau projet n’ont pas manqué de venir à Genève pour puiser l’inspiration et étudier les méthodes de fonctionnement qui réussissent si bien à la Fondation Neptune.
La Suisse et la France possèdent quelques spécificités de langage, à commencer par le lac de Genève qui prend le nom de Léman dans l’Hexagone. Les termes techniques et de manœuvre ne sont pas en reste. Pour désigner les côtés droit ou gauche de la Neptune, les tribord et bâbord deviennent “de vers l’eau” ou “de vers terre”, en lien avec le sens d’amarrage aux carrières de Meillerie (Haute-Savoie) : les barques en attente de chargement se plaçaient toujours face à Genève pour être capables de rentrer quel que soit le vent. De même, pour hisser les voiles, on ne pointe pas bout au vent, mais face à l’air. La grand-voile devient le grand voilier, et le trinquet désigne la misaine. Enfin, les galeries latérales en débord sont les apoustis, posés sur des bancalards. Tout un vocabulaire savoureux que les bacounis se transmettent avec gourmandise, tant il fait partie lui aussi du patrimoine.
Caractéristiques de la Neptune
• Longueur : 27,30 m
• Largeur coque : 7,46 m
• Largeur hors-tout : 8,62 m
• Tirant d’eau : 1,80 m à l’avant (autrefois, 2,45 m en charge)
• Déplacement : 72,5 t (autrefois, port en pontée : 120 t)
• Mâts : 15,5 m au-dessus du pont ; antennes 27 m
• Voilure : 275 m² (120 m² pour le grand voilier, 120 m² pour le trinquet et 35 m2 pour le foc)
• Motorisation : 2 moteurs Steyr Diesel de 166 CV